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Un courant récent d’histoire des sciences, qui
s’est parfois donné le nom d’« Agnotologie », a contribué à instruire un
regard nouveau sur l’ignorance. Ces travaux ont montré qu’elle pouvait
être autre chose que la pure absence de savoir (sens absolu) ou que le
simple fait d’être privé de connaissances possédées par d’autres (sens
relatif). Si la connaissance peut être produite, dans des processus de
recherche bien réglée, elle peut également être détruite, qu’il s’agisse
de la faire disparaître du champ public, comme le montrent les travaux
sur le secret, ou encore d’en saper l’autorité : un savoir rendu douteux
ne peut plus aussi facilement servir de prémisses à nos enquêtes, à
nos décisions éthiques et politiques; il bloque l’accroissement de nos
connaissances. D’autres auteurs, dans une lecture plus positive, ont
souligné le rôle de l’ignorance non seulement comme aiguillon de la
science, mais aussi, paradoxalement, comme produit de la science: les
grandes découvertes ouvrent de nouveaux champs inconnus, posent de
nouvelles questions, révèlent des ignorances intéressantes pour la
communauté. Deux pôles semblent alors se dégager : d’un côté, une
ignorance produite, stratégique, de l’autre, une ignorance comme
frontière ou moteur de la science.
Une tâche
préliminaire est bien entendu de déterminer s’il y a quelque unité
entre ces deux notions, mais elle ne devrait pas masquer une autre
question plus fondamentale: les situations ordinaires de recherche, tout
comme celles du débat public autour des sciences, ne relèvent en
général pas de ce caractère binaire. Entre l’ignorance entretenue à
dessein et les « fronts de la science » se dessine tout un paysage
complexe: il y a sans doute une ignorance produite par les programmes de
recherche, qui conduisent à privilégier certaines recherches au
détriment d’autres, une autre induite par la perspective de l’expertise,
qui peut conduire à mettre entre parenthèses des éléments que l’expert
jugerait pertinents en tant que chercheur mais qui sortent de la
commande d’expertise, par les instruments mobilisés dans ce cadre, une
ignorance corrélative de la complexité des phénomènes en jeu, dans le
cadre par exemple de l’exposition à des toxiques… La présente conférence
ne se limitera pas aux cas de création stratégique d’ignorance, qui
ont été abondamment illustrés, mais tentera une typologie de ces formes
diverses. Quels sont les variétés et les modes de l’ignorance, et
pourquoi est-il essentiel d’en tenir compte dans les débats
environnementaux et sanitaires ?
Par
ailleurs, quand on pense se trouver face à des cas d’ignorance
produite, se pose la question de savoir si elle l’est de manière
intentionnelle ou non. Il y a des cas où l’on peut trancher nettement,
comme cela apparaît à l’examen des 80 millions de pages saisies aux
cigarettiers par la justice fédérale américaine, ou de certaines des
polémiques autour du climat. Mais les conditions concrètes de la
recherche nous exposent à de nombreuses situations où cette distinction
n’est pas aussi aisée et qui relèvent de ce que nous proposons d’appeler
une « zone grise »: conflits d’intérêt, débats sur les sources de
financement de la recherche, concurrence entre acteurs au sein
d’instances réglementaires, phénomènes de surenchère (« hype ») dans la
communication autour de découvertes scientifiques, manquements à
l’intégrité scientifique, crise de la réplication des expérimentations,
silence sur les résultats négatifs. Quand et comment peut-on sortir de
cette « zone grise » pour qualifier plus nettement les phénomènes en
jeu? Si nos enquêtes comme nos actions peuvent réussir ou échouer,
échouer de manière épisodique ou persistante, sous l’action d’un tiers
ou non, dans quels cas est-il raisonnable de relier ces échecs à des
intentions ?
Mot(s) clés libre(s) : épistémologie, science, ignorance, philosophie